De ce que l’on sait aujourd’hui, Edward Snowden apparaît comme la quintessence de l’homme seul.

Doté d’une intelligence visiblement supérieure, il n’a toutefois pas réussi à mener sa barque au lycée. Pas plus que dans le supérieur. Bien que réfléchi, profondément moral et engagé, il semble être le produit d’une des tendances les plus déplorables de notre époque, à savoir l’atomisation de la société et la perte du lien social.

Snowden fait partie de ce nombre apparemment croissant de jeunes hommes vivant des existences technologiques, coincés entre leurs vieilles références d’enfants et leurs engagements d’adultes.
Le fait de grandir en dehors de l’influence socialisante des institutions ordinaires donne peut-être une coloration particulière à votre vision du monde : votre existence n’est pas encadrée par une suite graduelle de sources d’autorité (famille, voisinage, groupe religieux, Etat, nation, monde).

Vous n’êtes qu’un individu, seul contre le reste du monde. Cette perspective vous rend plus sensible aux conceptions libertaires dont accouche notre époque de division. Vous vous méfiez de l’autorité comme de la peste, tout comme des hiérarchies et de toute forme d’organisation, vous vouez un véritable culte à la transparence et êtes convaincu que l’individu est l’ultime source d’arbitrage.
Big Brother n’est pas le seul péril qui menace notre pays.

Il en est un autre qui prend la forme d’une vague de méfiance, d’un cynisme galopant, d’un délitement du lien social et de la montée en puissance de personnages si individualistes qu’ils n’ont pas la moindre idée de comment défendre le bien commun. Snowden ne nous avertit pas d’un danger, il l’aggrave.
Pour le bon fonctionnement de la société, nous avons besoin d’un minimum de confiance et de coopération, de respect pour les institutions et de soumission aux procédures collectives.

En décidant de manière unilatérale de dévoiler des documents secrets de la NSA, Edward Snowden a trahi toutes ces notions. Il avait juré implicitement et explicitement de respecter la confidentialité des informations qui lui étaient confiées. Il a trahi sa parole. Il a trahi la Constitution. Les pères fondateurs n’ont pas créé les Etats-Unis pour qu’un jeune loup solitaire de 29 ans puisse décider seul de ce qui devrait être public ou non.

En agissant comme il l’a fait, Snowden a court-circuité les instances de transparence démocratique et placé ses idées personnelles au-dessus de tout.
Snowden s’est retrouvé face à un dilemme moral. D’un côté, il était en possession d’informations sur un programme qu’il croyait véritablement dangereux. De l’autre, il s’était engagé à plusieurs niveaux en tant que consultant pour le gouvernement, en tant que membre d’une organisation, en tant que citoyen. Les fuites sont parfois nécessaires. Certains individus se trouvent en possession d’informations tellement graves qu’ils n’ont pas d’autre choix.

Avant cela néanmoins, il est souhaitable qu’ils se posent les bonnes questions et tiennent compte de plusieurs obstacles. Les informations qu’ils détiennent justifient-elles de rompre un serment, de court-circuiter les procédures normales de prise de décision et de révéler des secrets de manière irrémédiable? A en juger par les commentaires qu’il a fait à la presse, Snowden était obsédé par le danger du data mining [l’exploration des données], mais à aucun moment il ne s’est interrogé sur sa trahison et les dégâts qu’il causerait aux structures sociales et aux liens invisibles qui les unissent.

David Brooks
Paru le 11 juin

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DOSSIER • Snowden, un homme très recherché

Les
Etats-Unis estiment que le jeune homme a trahi son pays en révélant des
informations ultrasensibles sur la NSA, l’Agence de sécurité nationale.
Fin mai, Snowden avait révélé à la presse un vaste programme de
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agence.
Bien que Washington ait annulé le passeport de Snowden et
appelé les autres pays à l’empêcher de voyager, l’informaticien a
réussi à quitter Hong Kong pour Moscou. Il a demandé l’asile politique à
l’Equateur. Après des rumeurs de départ vers Cuba, il reste
introuvable.